dimanche 26 novembre 2017

334. FEMINI-BOOKS : Une fièvre impossible à négocier, Lola Lafon.


Aujourd'hui est un jour particulier, je ne vais pas vous écrire un billet d'humeur, ni même une chronique, plutôt un entre deux. Je vais vous parler du Femini-Books. Mais quoi donc que c'est le Femini-Books, me direz-vous : c'est un projet féministe créé par Ninon des Carnets d'Opalyne visant à présenter divers ouvrages et thèmes féministes, au travers du prisme de la littérature, et sur différents supports (durant cette session, la blogo' rejoint booktube!)

Je vous invite à découvrir le twitter et le facebook du projet. Hier vous étiez avec Endoprojet et Kiss the librarian, aujourd'hui, je partage l'antenne avec Céline Online et une thématique commune, elle et moi, qui n'était pas prévu : le viol. Et demain vous serez en compagnie de Ma Lecturothèque et Joy Outside.

Et maintenant, passons aux choses sérieuses : certains le savent peut-être, j'écris sur la femme et la féminité, et en ce moment (et depuis un an), plus précisément sur le traitement du viol de la femme en littérature contemporaine. J'ai hésite à traiter (ou non) ce thème ici, avec vous, qui supportez mes éternels ronchons et des périodes de grands silences, mais avec l'affaire Weinstein et les hashtags #metoo et #balancetonporc, les témoignages d'agressions et de viols se sont multipliés, en très peu de temps, et je me suis dit que le moment d'en parler n'était finalement pas si mal choisi…


Je vais fouiller, en votre compagnie, dans Une Fièvre impossible à négocier de Lola Lafon. Cette fièvre, c'est un peu la sienne. Landra, c'est un peu elle, autrice et musicienne détruite, et en rage. Landra, c'est un peu vous, un peu moi, et toutes celles qui se sont retrouvée dans ces hashtags, toutes celles qui ont partagé sur les réseaux ces dernières semaines.

Rappels : Dans le monde, une femme se fait violer toutes les sept minutes. En France, 67681 victimes depuis le 1er janvier, si l'on se fit au Planetoscope. 91% des victimes sont des femmes, dans 80% des cas, l'agresseur est connu de la victime, majoritairement à domicile, dans près de la moitié des cas, de jour. Et il fait froid dans le dos de voir qu'une femme sur 10 a été violée ou le sera au cours de sa vie.

Sans avoir le livre en main pour vous écrire, et en évitant quelque chose de trop scolaire, j'ai envie de vous parler de cette corde, sensible, que l'écriture, si particulière de l'autrice fait vibrer. Cette identification parfois, bien malgré soi, l'oralité de la plume, la violence de la banalisation, les différents moyens d'expression, le choix des italiques.

Lorsque j'ai lu pour la première fois ce livre, j'ai du faire une pause, une longue, longue pause, en plein milieu. Ce que je pensais avoir renvoyé très loin de moi, avoir effacé m'est revenu instantanément en pleine face. La justesse des mots, leur précision, les émotions ressenties, cette fièvre,... Tout est d'une violence incroyable et d'une dureté insoupçonnée. Tout, de la plume décousue à la ponctuation lacunaire à l'incessante répétition des moments, des noms. Dans l'absence de détails et la reconstitution des événements, de l'être.

Bang bang, he shot me down
Bang bang, I hit the ground
Bang bang, that awful sound
Bang bang, my baby shot me down

Landra est une jeune femme dont l'innocence a été brisée par un homme insoupçonnable et innommable : pas une fois en 328 pages son nom n'est prononcé. Une Fièvre impossible à négocier est un ouvrage obsessionnel : le temps, la souffrance, cet homme qui l'a tuée et l'a laissée, victime sans cadavre. L'errance, l'anonymat, des relents d'un passé rouge communiste, les squats, l'extrême gauche, une publicité pour les Rochers Suchard, fin 90. La violence de l'être, la peur du corps, de l'amour.La reconstruction également, du Soi et du Mot.

Le 14 septembre est une date que partagent Lola, Landra, et cet homme insoupçonnable, celui dont le nom s'affiche lors des génériques de film. Nous somme dans un entre-deux, semi-biographie, semi auto-fiction : une histoire ni totalement réelle par le biais d'un personnage fictif, ni totalement imaginée, avec le ressenti réel d'une femme, avec cette brisure qu'autrui lui a fait subir. Ce temps, ces secondes, ces minutes, ce traumatisme palpable. Pourquoi cette obsession ? C'est une interprétation, bien entendu, mais il y a la date de décès de la première Landra, les minutes qui passent, où elle assiste, impuissante et détruite à son propre viol, cette agression, beaucoup trop violente pour empêcher une dissociation de l'être. Et, par la suite, les mois qui passent, l'errance de l'âme, les tentatives de reconnexion, les avancées : vivre pour ne plus mourir, disparaître pour ne plus avoir peur, le self-défense, comprendre sans nommer, guider vers un groupe de soutien, rencontrer d'autres femmes brisées, se reconstruire ensemble, choisir d'être aimée et touchée.

La forme de ce roman m'a parlé, les dictionnaires, surtout. Lisez ces dictionnaires, ces définitions à faire pâlir. La comparaison d'un vol à domicile et d'un viol, une lettre en plus qui fait toute la différence. La police trop masculine, avec des femmes, morceaux de viande affichées jambes écartées au mur. La dureté de la banalisation, du non-lieu. Ce qui vous est arrivé n'est peut-être pas suffisamment grave pour entraîner une peine de prison ? Comment savoir si c'est vrai ? Comment savoir que la femme qui vient s'ouvrir, si difficilement, n'aime pas tout simplement le sexe violent ? Comment savoir qu'elle n'était pas d'accord ? A-t-elle réagit ? A-t-elle crié non assez fort, assez souvent ?  Le temps encore une fois, toujours le temps, les aller-retours, les mêmes scènes, plus détaillées encore, plus personnelles, plus construites, au fur et à mesure que le personnage se reconstruit, récupère le mot, sa parole et commence à pouvoir s'exprimer, jusqu'à décider d'aller porter plainte. 

L'anonymat, le fait de se fondre dans la masse, de disparaître, a une place très importante dans ce roman. Quoi de plus normal ? Cette femme est presque traquée, pour s'assurer qu'elle ne dira rien, qu'elle restera silencieuse, cette bombe à retardement, cet homme insoupçonnable lui demande comment elle va, la suit même, parfois, intervient comme une mauvaise blague lorsque Landra tente de se reconstruire. L'anonymat permet la sécurité et des actions d'extrême gauche (avec l'Etoile Noire Express), lui permet de vivre, tout simplement. La dangerosité de ces actions ne sont rien à côté de ce qu'elle a déjà vécu, cette mort lente et effroyable, qui voit le je se transformer en elle. La différenciation de son être et du viol, le choix d'être sans domicile, pour ne pas être retrouver, et le terrible parallèle final avec un autre occupant, gars sympa, du squat dans lequel ce personnage se trouvait. Nommer l'innommable, parler de l'indicible, toute la difficulté d'écrire sur ce thème, le viol, se retrouve, la volubilité de la pensée, le retour en arrière incessant, la douleur, surtout la douleur, et le vide.

J'ai dépassé les mille mots donc je vais m'arrêter là, c'est lacunaire, peut-être même un peu brouillon, mais il est difficile de vous parler d'un livre aussi dense en quelques mots seulement. En vidéo, j'aurai pu vous en parler une demi-heure et c'est pourquoi je vous annonce d'office que j'écrirai à nouveau dessus, après ma soutenance de juin.  Je vous conseille très vivement de découvrir ce roman, vraiment, lisez-le. Vraiment, lisez des romans sur ce thème, ce thème affreux qui touche tellement de femmes à travers le monde à chaque instant. Lisez également ce billet, sur le blog de Lola Lafon, de mai 2011 : Peut-être qu’elle a dit non Mais pas non/non/non. Écoutez les victimes, ne soyez pas dans le jugement. Si vous êtes victime, et que vous n'osez pas parler, confiez vous à quelqu'un, un parent, un ami, un médecin. Ne gardez pas tout ça en vous. Libérer la parole peut faire mal mais soulage l'âme.  
« Pour moi, le viol, avant tout, a cette particularité : il est obsédant. J'y reviens, tout le temps. [...] J'imagine toujours pouvoir un jour en finir avec ça. Liquider l'événement, le vider, l'épuiser. 

Impossible. Il est fondateur. De ce que je suis en tant qu’écrivain, en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une. C’est en même temps ce qui me défigure, et ce qui me constitue. »


Virginie Despentes, King Kong Théorie

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